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« Si vous n’attendez pas tout de la vie, vous n'aurez rien ! » (F. Dard)

Imprimer Catégories : Ma Bibliothèque... verte !

C'était un été du début des années quatre-vingt-dix. A cet âge que l’on dit bel et où la principale préoccupation était d’avoir le bronzage le plus uniforme possible à la fin de l'été. Je ne savais pas encore que le feu follet qu’était ma grand-mère deviendrait un jour un fantôme vacillant qui s’éteindrait doucement. Je ne savais pas que les parents n’étaient pas immortels. Je ne savais pas grand-chose.

IMG_0701.jpgAprès une balade en Écosse, j'avais rejoint ma famille dans le sud de la Corse, là où la mer est plus bleue que bleue et les falaises plus blanches que blanches sous le soleil implacable d’août. Et j’avais emporté dans mes bagages nombre de livres dont un restera à jamais associé à ces quinze jours : La Vieille qui marchait dans la mer.

Des San Antonio, j’en avais déjà lu. Je suis celle qui s’est gondolée à Venise à chaque fois qu’elle croisait une embarcation en ricanant « Remets ton slip, gondolier »… Le San A, je connaissais donc. Le Frédéric Dard aussi, même si je n’avais pas été convaincu par son Y a-t-il un français dans la salle ? - trop jeune sans doute.

Mais là, ce fut le choc. 

Imaginez la mer au bout du jardin. Imaginez une chaise longue. Imaginez un livre grand ouvert : Mais c’est too much, Seigneur ! Insupportable de perfection, merde ! Putain, quand ça Vous prend, ça ne s’arrête plus ! Une mer d’un bleu aussi vert ! Un ciel d’un bleu aussi blanc ! C’est un orgasme de nature, tout ça, Seigneur ! Une formidable giclée de foutre balancée dans le cosmos ! Ah ! Vous ne chiez pas Votre peine, Seigneur d’amour très vénéré !

Tout était dit : la force de frappe de Frédéric Dard, cette prose riche et baroque, « c’était too much, Seigneur », mais qu’est-ce que c’était bon !

La Vieille qui marchait dans la mer relève de ces romans universels que l’on peut lire à tout âge et où, à chaque fois, émerge quelque chose de différent.

A vingt ans, on encaisse estomaqué ce flow qui mêle haute voltige verbale et argot des bas-fonds, voire vulgarité la plus crasse et la moins politiquement correcte - surtout en 2016. Après quarante ans, lorsque le temps a commencé à plisser, que l’on se rend compte que l’acmé passe et que l’on aborde maintenant l’ubac, c'est Janus qui lit ce livre, comprenant autant la jeunesse magnifique que la vieillesse flamboyante. Le grotesque et le sublime  

O Milady ! Milady ! Milady ! Comment le temps a-t-il pu commettre un tel sacrilège ? Comment a-t-il osé détruire cette splendeur en la faisant devenir la vieille chouette empaillée que vous êtes ! Cher amour, quelle honte ! Comme vous étiez admirable ! J’ai envie de pleurer, la vieille ! Je ne veux pas ! Je refuse cette profanation, ce saccage. Existe-t-il en moi un regard secret qui m'a permis de lire la gloire triomphante de votre jeunesse dans votre abjecte décrépitude ? Oui sûrement. Quelque chose d'essentiel ne s'est pas perdu, Milady ! L'épave se rappelle le bateau qu'elle fut ! Des ondes de cette splendeur parcoururent encore cette viande flétrie, extravagante pétasse ! Laissez-moi contempler ce portrait. C'est à mourir d'extase. Comme ils ont dû être fous de vous, ceux que vous avez laissés vous approcher ! Et comme ils ont dû être comblés ceux auxquels vous avez abandonné un tel corps !

Mais La Vieille qui marchait dans la mer est également un authentique roman initiatique, celui de Lambert, jeune bellâtre - C’est Rodrigue, c’est Fabrice del Dongo, c’est Roméo ! -, initié par Lady Mackinshett, belle comme un violoncelle et désormais […] que ruine et son acolyte Pompilius Senaresco, son île, son donjon, le réceptacle d’une partie de son passé et le témoin vigilant de son présent. Le couple vit d’escroqueries d’envergure et dessalera l’ancien plagiste pour l’entraîner dans une course éperdue et délirante, de Marbella jusqu’à New York, où Lady M. sera rattrapée par le dieu sinistre, effrayant, impassible du temps et de la sénescence.

Initialement, l'intention de Frédéric Dard était d’écrire une histoire cocasse, haute en couleur : celle d’une vieille aventurière qui se donne un dauphin avant de raccrocher, et le forme à l’arnaque." Il se doutait pas qu'il commettrait l’ouvrage le plus grinçant de [sa]  carrière, s'enfonçant dans un conte de fées noir à vous en flanquer le vertige, et peut-être même dépasser certaines limites.

En partance vers un pays dont on ne revient pas, au bras de son tard venu, son dernier amour, Lady M. quittera la scène, le laissant savourer à sa façon cette maldonne qui le situait, ailleurs, loin de ce qu’il était réellement. Parce qu’il lui avait subtilisé son émeraude, Milady le prenait pour de la bonne graine de filou. Elle n’avait pas compris qu’il s’agissait d’un jeu, […]. Un simple jeu, pas même un défi à lui-même. Des gamineries de désoeuvré. Il appartenait à une génération qui n’attend rien parce qu’elle sait l’inanité des choses. La génération des sacrifiés.

Lorsque je suis rentrée à Lyon à la fin août, il faisait gris déjà et personne n’a admiré mon bronzage lors de l’enterrement du père de mon meilleur ami.

Ce qui me semble beau, ce que je voudrais faire, c'est un livre sur rien, un livre sans attache extérieure, qui se tiendrait de lui-même par la force interne de son style [...] un livre qui n'aurait presque pas de sujet ou du moins où le sujet serait invisible, si cela se peut. Les œuvres les plus belles sont celles où il y a le moins de matière ; plus l'expression se rapproche de la pensée, plus le mot colle dessus et disparaît, plus c'est beau.

H. de Balzac, lettre à Louise Colet, 16 janvier 1852

 

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